Réseau scientifique il y a quinze ans, outil de communication globale aujourd’hui, Internet pourrait devenir le véhicule essentiel de la dominance politique et stratégique des nations qui le contrôleront. Avec plus d’un demi-milliard d’internautes dans le monde (4 millions de nouveaux internautes chaque mois), un rythme de développement du commerce électronique supérieur à 25% par an, Internet est aujourd’hui au cœur des rivalités toujours plus vives entre l’Europe et les Etat Unis.
Les Européens, conscients des enjeux économiques et culturels considérables qui s’y rapportent, semblent malgré tout décidés à faire entendre leur voix, sans oublier qu’historiquement les Américains occupent une place privilégiée sur le réseau. L’origine de l’Internet remonte à 1969, date à laquelle le ministère de la Défense américain créa un réseau destiné à fédérer les organismes travaillant pour lui, baptisé «Arpanet ». Ainsi, jusqu’à la fin des années 80, Internet est resté un outil de communication entre chercheurs. Ce n’est que les années 90 qui ont vu la transformation d’internet en une gigantesque place de marché sur laquelle se joue désormais une partie de la guerre économique. Aujourd’hui, les gouvernements du monde entier ont pris conscience de la domination des autorités fédérales américaines sur Internet. Au centre des critiques, l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), le gestionnaire de l’internet et subordonnée au département du Commerce américain.
Plus généralement, nombreux sont ceux qui dénoncent une «hégémonie diffuse» des Américains sur le réseau Internet. Les arguments ne manquent pas. Exemple: l’anglais qui est la langue dominante sur le réseau, même si d’aucuns jugeront la langue comme un élément accessoire. Certains avancent aussi le fait qu’une partie des liaisons intra-européennes doit obligatoirement passer par les Etats-Unis puisque les serveurs racines y sont majoritairement localisés. Quant à l’industrie de l’Internet, elle est principalement américaine avec des grands groupes tels que Cisco, IBM, Sun, AOL, Microsoft, Yahoo! ou encore Google qui couvre 70 % du marché des moteurs de recherche et de la publicité sur la toile. On notera également que les principaux opérateurs de dorsales et de points d’accès, ainsi que les fournisseurs d’accès à internet de par le monde sont américains ou sous contrats avec des sociétés d’outre-atlantique. Enfin la gestion des adresses IP, les protocoles et les noms de domaines (DNS) sont également considérés comme étant sous la coupe des Etats-Unis du fait de la mainmise de l’Icann sur ces questions.
Pour Bernard Benhamou, maître de conférences pour la Société de l’information à Sciences po, «il existe une dominance invisible des Etats-Unis sur le réseau des réseaux, et cette situation n’est pas politiquement souhaitable sur le long terme».
Devant ce constat unanime, que fait l’Europe pour tenter de s’affranchir de la tutelle américaine sur le réseau? Permettre à d’autres pays d’avoir davantage de pouvoirs au sein de l’Icann à travers sa représentation politique, le GAC (Governmental Advisory Committee), apparaît, aux yeux de tous, comme la solution la plus appropriée. «Internet aura besoin d’un épicentre de décisions au plan mondial, transparent, équitable et représentatif des intérêts en jeu, notamment ceux de la communauté internationale des Etats», explique Richard Delmas à la Commission européenne. «Il faut se battre pour plus de transparence et d’équilibre dans la gestion de l’Internet», poursuit Laurent Sorbier, conseiller technique pour la Société de l’information auprès du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin.
Toutefois, il semble qu’il n’y ait pas vraiment de consensus au sein de l’Union européenne, et surtout pas encore de «solution alternative pour la gestion de l’internet», selon certains proches du dossier.
Ainsi, la réforme de l’Icann est-elle en marche avec des nouveaux statuts prévus en juin, mais sans grand espoir de changement…
L’Icann reste dépendante du contrat qui la lie au département du Commerce américain qui refuse, pour l’instant, de laisser les clefs de l’Internet à qui que ce soit.«Cette situation est regrettable» juge-t-on du côté français, même si la question du poids des Etats dans la gestion de l’Internet semble être dans tous les esprits et qu’une avancée en la matière paraît inéluctable. Il est clair que le contexte post-11 septembre et la crainte aiguë d’une «cyberattaque» aux Etats-Unis ne favorisent pas les choses.
A défaut de changer la gestion de l’Internet, la mise en place attendue du nom de domaine «.eu» est considérée comme une avancée «symbolique» majeure dans le développement de la société de l’information en Europe, permettant de faire face à la vague des «.com». L’entreprise en charge de la gestion des «.eu» est sur le point dêtre désignée. Mais celle-ci sera toutefois tenue de signer un contrat avec l’Icann…
Il faudrait aussi une volonté économique de toute l’Union européenne pour favoriser l’émergence d’une véritable industrie de l’Internet européenne dont le poids est aujourd’hui dérisoire face aux puissants groupes américains.
Enfin, le prochain Sommet mondial sur la Société de l’information (SMSI) prévu en deux temps à Genève fin 2003 et à Tunis en 2005, sous la direction des Nations-Unies, sera, dit-on, l’occasion de remettre la pression et d’affirmer la nécessité d’une gestion intergouvernementale de l’Internet.